Que signifient donc ces répétitions dans le récit ? Il ne serait pas inutile de rappeler qu’au XIXè Siècle, conte et nouvelle renvoyaient au même genre littéraire. Des écrivains comme Guy de Maupassant, Théophile Gautier, Prospert Mérimée employaient indifféremment le mot « nouvelle » pour désigner un genre narratif s’apparentant au conte. Or il se trouve que la redondance des séquences narratives est l’une des caractéristiques fondamentales du conte comme l’ont montré les études sémiotiques des textes narratifs. La duplication, la triplication, voire la quadriplication d’une séquence narrative tendent le plus souvent à mettre en lumière les rapports d’oppositions qui sous-tendent le fonctionnement interne du récit. Ces rapports d’opposition organisent le récit selon deux isotopies mettant en parallèle deux orientations narratives antithétiques. Cela dit, on peut schématiser le récit comme suit :
Séquence 1 | Séquence 2 |
triomphe provisoire d’Hauchecorne.
- auberge, lieu de rencontre et de discussion.
- mise en œuvre de l’intelligence de Hauchecorneè vie. | - culpabilisation définitive du paysan.
- auberge, lieu de jugement et d’incrimination
Hauchecorne « fou »è mort. |
Le récit se lit donc comme un espace de situations opposées constituant les lignes de forces de la matière narrative. La figure de l’antithèse semble une matrice génératrice de l’écriture de la Ficelle. C’est à partir de la notion de l’antithèse que l’on pourrait comprendre les relations entre les personnages : Malandain n’a- t-il pas un différend avec Hauchecorne au sujet d’un licorne ? Dans la Parure, Mathilde Loisel n’est – elle pas le double négatif de Madame forestier ? Dans Aux champs, Charlot n’a- t-il pas quitté sa famille parce qu’il se sentait horriblement différent de Jean ?
La figure de l’antithèse ne concerne pas seulement l’aspect formel du récit, elle a également trait aux thèmes matriciels de la nouvelle, à savoir la problématique de « la parole » et celle du « silence ». En effet, chez Maupassant, il y a souvent un silence qui a pour conséquence une situation finale malencontreuse, voire tragique. Marius, à titre d’exemple, aurait pu être un adjuvant de taille d’Hauchecorne, une pièce maîtresse dans le procès du pauvre paysan. Mais sa situation de valet ne lui permet de parler : dans une société fortement hiérarchisée, la parole importante reste l’apanage spécifique des gens influents.
Dans la Parure, bien qu’il ne s’agisse pas de la même situation, le silence de Mme Forestier semble être fatal pour Mathilde Loisel. Dans cette oeuvre de Maupassant, le lecteur ne peut s’empêcher de se poser la question suivante : pourquoi Madame Forestier n’a –t-elle pas dit à son amie que la rivière de diamants était fausse ? Cette information aurait certainement épargné dix ans de misère à Mathilde Loisel. Intentionnel ou non, le silence de madame forestier se trouve à la base de la déchéance de Mathilde loisel. Dans Pierre et Jean, roman du même auteur, la mère a su garder le silence pendant des années jusqu’au jour on l’on découvre que Pierre est le demi frère Jean. Profondément affligé par la traîtrise de sa mère, Pierre choisit lui aussi de garder le silence et décide de prendre le large pour en finir avec une mère qui a trompé son mari et ses enfants durant des années sans que personne ne s’en aperçoive.
Apparemment, le silence qui traverse en sourdine le récit ne peut être considéré comme une ellipse narrative, mais un schème, une structure, voire une matrice génitrice d’un horizon incertain et, partant, inquiétant. Ainsi, Maupassant reste-il fidèle à l’un des principe de base du courant réaliste, à savoir le pessimisme mettant en crise toute tendance vers un idéal quelconque.
Contre le silence de Marius et du maire, il y a « la menterie » de Malandain. Ce dernier parle mais ses paroles sont mensongères. A y bien réfléchir, tout mensonge est un silence intentionnel sur une vérité quelconque. Le mensonge est l’expression métaphorique du silence, puisque le menteur agit sur la parole vraie au moyen de la parole fausse dans les plis de laquelle il cache une vérité illusoire. Devant le mutisme de Marius et « les menteries » de Malandain, Hauchecorne se trouve dans l’obligation de faire valoir sa parole. Mais, devant l’incrédulité des gens, ses propos sont vite tournés en dérision.
Le récit obéit donc à une structure dialogique tant au niveau du fonctionnement du récit qu’au niveau des thèmes matriciels mis en fiction. La dichotomie « parole »/ « silence », loin d’être uniquement une thématique récurrente dans l’œuvre de Maupassant, s’annonce surtout comme une logique structurant l’univers fictionnel de cet écrivain qui a beaucoup souffert en silence et dont certaines productions littéraires ne sont que l’écho d’un silence, d’un mal vécus comme expérience éthique et esthétique.
Parcours deuxième : Le récit parallèle ou l’art de la dissimulation :
L’analyse sémiotique du texte narratif a montré qu’un récit peut comporter un ou plusieurs programmes narratifs (P N) dont les actants interagissent selon une relation d’opposition ou d’ « adjuvance ». Autrement dit, une séquence narrative peut se développer en fonction du rôle actantiel des forces agissantes dans le récit. Ainsi, à titre d’exemple, le conte de Cendrillon peut se lire selon le programme narratif de Cendrillon comme il peut être abordé selon celui du prince ou celui de la méchante belle-mère. Chaque personnage- actant évolue en fonction d’un objet et se trouve au centre d’une série d’événements qui constituent la charpente du récit. Cette particularité caractérise aussi le récit filmique. En effet, souvent, dans les films policiers, l’histoire se développe dans deux directions : celle du héros ou de la police et celle des « malfaiteurs », de sorte que le spectateur suit simultanément deux « histoires » complémentaires d’une manière indépendantes. Actuellement, L’écriture de scénario dans les productions cinématographiques américaines et mexicaines font de la multiplicité des P N une esthétique de base mobilisant, pour une seule production, plusieurs scénaristes rivalisant d’ardeur et d’imagination.
Pour ce qui est de la ficelle de Maupassant, cette nouvelle se donne à lire selon deux programmes narratifs : celui d’Hauchecorne et celui du maître Malandain. Chacun de ces deux PN constitue une séquence narrative à part entière. Seulement, si dans la première séquence, focalisée sur le personnage d’Hauchecorne, le narrateur raconte explicitement l’histoire de ce pauvre paysan jusqu’à sa dégradation et sa mort sans omettre aucun détail utile, la seconde partie, quant à elle, passe sous silence des épisodes qui ont eu lieu dans l’histoire mais qui ont été omis à dessin dans le récit. Quand Malandain a-t- il vu le Maire ? Que lui a- t-il dit au juste? Comment l’a-t-il dit… ? Pourquoi le lecteur a le sentiment que le maire est le complice de Malandain ?
Parallèlement au récit centré sur Hauchecorne, on peut imaginer un autre dont Malandain est l’acteur principal. Bien entendu le champ actantiel de ce personnage se dessine selon d’autres déterminations spatio-temporelles, impliquant d’autres sphères d’action. Certes, l’on pourrait objecter qu’un lecteur averti n’a pas besoin de beaucoup de détails pour comprendre l’histoire, ce qui est en partie vrai, mais il faut noter que Maupassant ne partageait pas avec Zola le désir encyclopédique de « tout dire » d’une époque et d’une société. Dans un texte littéraire, le silence serait une dimension à explorer afin de mieux saisir le texte dans ses multiples facettes. A y bien réfléchir, Hauchecorne n’était-il pas condamné parce qu’on croyait qu’il n’avait pas déclaré avoir trouvé le portefeuille de monsieur Houlbrèque ? Ne s’est-on pas servi du silence de Marius pour incriminer le pauvre paysan?
Le recours à la technique de l’ellipse narrative, au discours narrativisé ainsi qu’au discours synthétique diégétique (ex Il eut beau protester, on ne le crut point.) deviennent des auxiliaires discursifs permettant de laisser dans l’ombre des éléments essentiels à la compréhension de l’œuvre et à préparer une fin inopinée. La progression narrative se développe en empruntant deux voies antithétiques clairement manifestes aussi bien dans les actions des personnages que dans les relations qui se tissent entre eux. En effet, il y a un Malandain qui accuse Hauchecorne en cachette et ce dernier se défend en public ; le premier se réjouit de sa victoire alors que le second souffre de l’injustice sociale à en mourir fou et désespéré. Ainsi, parole et silence forment la toile de fond de la ficelle, œuvre dont l’un des enjeux majeurs reste le pouvoir de la parole comme instrument permettant d’agir sur le monde.
Mise au point : L’on pourrait donc envisager d’élaborer un projet séquentiel qui tienne compte de ces particularités formelles et thématiques caractéristiques de l’esthétique de Maupassant. Avant de mettre en exécution les différentes activités de la séquence, il est nécessaire de demander aux élèves d’effectuer les tâches suivantes :
1- Elaborer une fiche biographique de l’auteur ;
2- de lire la nouvelle et d’en faire le découpage selon le schéma quinaire de T. Todorov ;
3- établir deux schémas actantiels dans lesquels Malandain et Hauchecorne jouent tous les deux le rôle de sujets ;
4- repérer les passages comportant une ellipse narrative ;
5- lire la fable de J. de la Fontaine les animaux malades de la peste et d’en dégager le fond thématique et sa relation avec l’histoire d’Hauchecorne.
Une fois préparées, ces recherches, entre autres, feraient l’objet d’une discussion et d’une négociation des résultats des travaux effectués hors de la classe. Il serait donc opportun d’homogénéiser les tâches afin de fixer une plate forme didactique à partir de laquelle l’enseignant engagera son action pédagogique sans perdre de vue l’apport de chaque élève au sein du groupe classe.
Sans nulle prétention à l’exhaustivité, nous proposons une séquence qui est le fruit d’un regard personnel sur une œuvre objet du deuxième module en tronc commun toutes sections confondues.
Séquence : mise en scène du silence et de la parole dans La Ficelle de Guy de Maupassant
Compétences visées :
- effectuer des recherches selon des consignes précises ;
- sélectionner des informations, les organiser et les présenter oralement ou par écrit ;
- se servir du schéma narratif quinaire pour écrire le résumé de l’œuvre ;
- travailler en groupes, agir et interagir