[hr]
[hr]
«... C'était au Maroc. A l'époque on discutait beaucoup de la question algérienne, et à chaque fois le Sultan Mohamed V demandait à ce qu'on me consulte, on me disait «Hada, Ray El Malik» (Ceci est l'avis du roi). Comme j'étais aussi le roi du «oud», ce pseudonyme m'est resté jusqu'à maintenant...».
Pour Ibn Souraydj, le premier grand chanteur de l'Islam, le parfait musicien «c'est le seul qui enrichit la mélodie, a du souffle, donne leurs proportions aux mesures, souligne la prononciation, respecte les dissonances grammaticales, tient les notes longues à leur pleine valeur, sépare les notes courtes distinctement et, enfin, se sert correctement des modes rythmiques...». Cette célèbre définition sied, sans exagération aucune, comme un gant au virtuose du luth, à l'artiste à la voix d'or, à l'artiste à la mémoire gigantesque, à l'artiste aux connaissances artistiques incommensurables que fut Rey Malek. C'est à ce titre qu'un vibrant hommage lui sera rendu à titre posthume par l'association culturelle «Djoudour» (Racines) à travers des journées nationales sur la musique andalouse (1re édition) qui se tiendront du 22 au 25 du mois courant à la maison de la culture «Takhi Abdellah Benkeriou» de Laghouat, et auxquelles sont conviées, entre autres, les associations musicales «Ettarab El Acil» de Tlemcen et «Nassim El Andalous» d'Oran, ainsi que le groupe musical «Ghomari» de Nédroma, à l'instar de sa consoeur «El Moutribia» de Biskra, qui a organisé dernièrement une manifestation similaire à la mémoire de la diva Mériem Fekaï.
A propos, qui est ce monument méconnu de l'art algérien, ce troubadour maghrébin et arabe, qui fut le compagnon des plus grands d'alors, tels El Hadj El Anka, Mahieddine Bachtarzi, Mohamed Belhadj Tlemçani...? De son vrai nom Djoudi Mohamed Ben Ahmed Bentahar, Rey Malek est né (présumé) en 1902 à Laghouat, dans un quartier de l'est de la ville, fils d'Ahmed dont le métier est d'assurer, en 1915, à cheval, ensuite en voiture, la liaison postale Djelfa-Laghouat (A propos, à quand un hommage de l'Union postale universelle ou d'Algérie Poste pour ces valeureux «courriers» du désert?). Malek, un passionné de la diligence, abandonna, dès 15 ans, ses études pour aider son père, modeste employé postal (qui l'incita à travailler au sein de la même entreprise, et ce, avant la fin de la Première Guerre mondiale), comme apprenti graisseur. Ensuite, il se réfugie à Tiaret, à l'insu de ses parents, où il travaille aussi comme distributeur de colis postaux sur la ligne Tiaret-Aflou.
Auparavant, il fréquentait la zaouïa des Moussaoui à laquelle appartenait son père. Il y apprend la poésie mystique ainsi que la poésie populaire dite melhoun; ses dons artistiques se mettent en valeur en s'exerçant à mémoriser les textes mystiques notamment ceux de Sidi Boumédiène El-Mghite. Son maître, le Cheikh Mustapha Benhassen, va le distinguer parmi ses condisciples en qualité de moqadem. Parallèlement à cette activité, le jeune Mohamed faisait une scolarité studieuse et très régulière, précédée d'une formation à l'école coranique à l'instigation de son père qui lui créa les conditions favorables pour qu'il apprenne l'arabe. Son éducation ainsi que son instruction étaient parfaites, c'est ce qui étonna ses parents en apprenant sa fugue à Tiaret. Après une courte période, il est reconduit à Laghouat par des amis de la famille qui l'avaient repéré («tout est rétrospectivement possible»).
Par la suite, beaucoup d'adversités ont modifié, façonné sa vie, sa vision des choses, la philosophie de son existence... Son destin artistique semble croiser dans une certaine mesure celui de son alter ego algérois, Mahieddine Bachtarzi, qui fut pris en main par l'illustre maître de confession juive Edmond Yafil ainsi que la diva tlemcenienne du haouzi, Cheikha Tetma, parrainée elle aussi par un musicien israélite, en la personne de Braham Edderaii. En effet, un petit «job», commis de cocher chez l'un des Français les plus riches de sa région, a marqué un tournant décisif dans sa vie. C'est à partir de cette position relativement privilégiée qu'il a pu s'adonner à l'art, à la poésie. Vers 1917, un Juif, qui était président de la compagnie de diligence où il travaillait, était un amoureux de la flûte et jouait avec virtuosité. Il a pris de lui les premiers enseignements, une pratique artistique en somme.
Rey Malek se marie en 1920, puis à la mort de son père, il s'occupa d'un fonds de commerce d'alimentation générale. De son vivant, le père ne voulait en aucune manière que son fils apprenne ou fasse la musique. Nonobstant, le destin en a décidé autrement; car à la suite d'une altercation avec un policier français, et pour échapper à l'arrestation, il s'enfuit de Laghouat pour s'engager dans l'armée française où il s'intéresse à la flûte et au tambourin. Six mois plus tard, il devient tambourin-major du 17ème régiment de Chalan-sur-Chanvres en France. En 1924, il quitte l'armée et de retour à Laghouat, il retrouve sa mère malade et à la limite du dénuement. Sans emploi stable et révolté par le fait de voir la destinée se retourner contre lui et sa famille, il décide alors de partir au Maroc, à Rabat exactement, où il avait même obtenu un poste de travail de distributeur postal, ce métier qu'il connaissait bien. Mais là aussi, il va subir la pression de son employeur qu'il quitte aussitôt pour Marrakech où vivait une de ses tantes; et c'est là qu'il pénétra par la grande porte le monde enchanteur de la musique. Sa carrière de musicien débuta en 1927. A l'époque, il commence à s'intéresser à la «mandoline». C'est pour cela qu'avant d'aller au Maroc, il se trouvait souvent au local de Mahieddine Bachtarzi à la rue Randon. C'est durant son long séjour marocain de douze ans (1926-1939) qu'il enrichit ses connaissances dans le patrimoine musical andalou en côtoyant plusieurs cheikhs célèbres de cette époque, qui sont Cheikhs El Kittani, Sidi El Kechachbi, El Ghali Latrèche, Abdeslem El Djène et Abdeslem El Khiati, spécialisés tous dans le genre classique maghrébin, qui l'entourèrent de leur bienveillance. Conquis par le genre classique de Grenade el gharnati, Rey Malek perfectionna ses connaissances auprès d'un maître, Cheikh El Mtiri qui lui apprit à jouer du luth, un instrument qui va devenir son fétiche, après la flûte, la mandoline et la kamancha (violon), grâce aux conseils éclairés d'un maître réputé dans les milieux de la haute société marocaine à Rabat, Cheikh Tahar El-Djazaïri.
Favorisé par sa mémoire prodigieuse, Rey Malek fixera dans son esprit tous les maqamète (modes ou tempéraments) en usage dans la grande musique arabe. Ce qui lui valut le titre «pseudonymique» de Rey Malek: «... C'était au Maroc. A l'époque on discutait beaucoup de la question algérienne, et à chaque fois le Sultan Mohamed V demandait à ce qu'on me consulte, on me disait «Hada, Ray El Malik» (Ceci est l'avis du roi). Comme j'étais aussi le roi du «oud», ce pseudonyme m'est resté jusqu'à maintenant...», devait-il expliquer lors d'un entretien accordé dans les années 80 à l'hebdomadaire (défunt) «Algérie Actualités»'. A partir du Maroc, il entame plusieurs autres voyages qui vont le mener en Tunisie et en Libye vers 1935. Il revient à Laghouat en 1938, où il apprend la mort de sa mère, survenue, sans qu'il ne le sache, plusieurs mois auparavant.
Avec le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, en 1939, il est rappelé sous les drapeaux de l'armée. C'est au Liban qu'il sera affecté. Cet événement va lui permettre d'écrire une chanson (une complainte) intitulée «Mère, ne pleure pas» inspirée d'une poésie du poète populaire égyptien Seyed Derouiche. Cette «mobilisation» est la conséquence directe de sa passion pour le oud (écharqi), qui au Moyen-Orient faisait à l'époque des ravages. Si Tahar, un maître égyptien réputé comme chanteur au sein des familles bourgeoises, qui, grâce à son talent, était introduit dans tous les maqamète et dans l'aristocratie au Caire, l'a pris en affection et lui a permis de «grignoter» avec lui un peu de oud. Cette pérégrination moyen-orientale a, pour ainsi dire, été le contrepoids nécessaire à sa formation musicale qui était jusque-là fortement imprégnée de l'enseignement des Juifs. Avec Si Tahar, en Egypte et au Liban, il a ainsi tué, exorcisé le «juif» qui habitait «Rey Malek» pour le remplacer par un arabe, artistiquement s'entend. A ce titre, cette période qui verra des déplacements de Beyrouth au Caire et à Damas va être artistiquement aussi profitable que celle du Maroc, puisqu'il fit la rencontre du grand interprète et compositeur El Hadjar, qui l'introduisit dans les milieux artistiques du Caire et de Damas.
En 1943, Rey Malek déserte l'armée et revient chez lui en Algérie. Il s'installe momentanément à Tlemcen, craignant d'être rappelé; là, il continue aussitôt son activité artistique auprès de Cheikh Mohamed Belhadj Tlemçani, dans le but de parfaire sa formation andalouse: «Croyez-mois, apprendre le chant de Si Med Tlemçani n'était pas une mince affaire, ni un honneur infime», devait-il avouer avec modestie, de son vivant. Quelque temps après, Moufdi Zakaria le prend avec lui à Alger. Là, il le recommande à quelqu'un à la rue Bouthin pour qu'il l'introduise chez Ahl El-Fen comme on disait dans le temps. Un peu plus tard, ce local de la rue Bouthin a pratiquement perdu tout caractère lucratif, devenant le lieu de ralliement de tous les Algériens épris d'art et qui voulaient inscrire leur action artistique dans une mouvance autre que celle de l'art de la «coloniale» (Soulignons que ce local rappelle, de par sa «vocation», le salon de coiffure de Cheikh Boudelfa, le maître de Cheikh Larbi Bensari, d'El Medress à Tlemcen ainsi que la boutique de Cheikh Omar Bekhchi, le maître de Hadj Abdelkrim Dali, de la rue de Mascara dans la même ville).
A la rue Bouthin, ses fans étaient, entre autres, Mustapha Skandrani, Debbah Ali dit Alilou et Amraoui Missoum, qui vont l'entourer de tous les égards dus à un grand maître. Le chanteur de chaâbi Cheikh Kaddour Cherchalli dut son initiation dans la technique instrumentale à Rey Malek. C'était la période où Si Ahmed Lakehal faisait des prouesses de souplesse et d'ingéniosité pour permettre à des Algériens de passer à Radio-Alger. C'était l'époque ou Châalal El-Blidi faisait des merveilles dans le naï (flûte orientale), Touri dans le théâtre... Le oud (luth) était un instrument encore nouveau à l'époque. C'est ce qui explique ses succès initiaux. D'après lui, et selon plusieurs témoignages, il a été le premier à consacrer et généraliser le luth oriental en Algérie. Il donne les indications nécessaires à son cousin, ébéniste, Djoudi Mabrouk, qui s'est mis à la fabrication artisanale de cet instrument (il fabriqua son premier luth en 1930). A noter qu'à Laghouat, le luth est appelé dans le jargon local fhel alors qu'à Tlemcen ce vocable est utilisé dans le dialecte citadin pour désigner la flûte traditionnelle. Lors d'un salon national sur les instruments de musique traditionnels qui s'était tenu il y a quelque temps à Tlemcen, l'actuel wali Abdelouahab Nouri avait invité ce dernier à s'installer dans la cité des Zianides pour former les jeunes dans le métier de la lutherie en lui proposant un poste à l'institut des arts traditionnels de la ville. Signalons au passage que Si Mabrouk «le luthier magicien» s'est éteint le 16 février dernier. Evoquant El Hadj El Anka (qui, dit-on, n'hésitait pas à le consulter), Rey Malek rapportera dans le même journal: «Tu vois ce mandole ? Et bien, mon ami, sache qu'une fois dans une soirée à la rue Bouthin, El Hadj El Anka, Allah yarahmou, en a si bien joué, a si virtuosement fait «parler» ses cordes qu'un Juif qui était avec nous a comparé ce mandole d'El Anka à des cloches d'une église... Ce jour-là, pourtant, «El Hadj» avait joué faux. Tu sais pourquoi je te dis cela ? Pour que tu me dises combien de fois la télévision passe «El Hadj» ? Combien de fois elle parle de Touri, de Rachid K'sentini ?...». Ne dit-on pas que nul n'est prophète en son pays ?
[hr]